CHAPITRE II
J'entendis quelqu'un crier, ce vacarme me donnant mal à la tête. Je maudis l'homme qui faisait tout ce raffut. Puis je compris que c'était moi.
— Par les dieux ! hurlai-je. Que me faites-vous ?
Lir, reste tranquille, dit Serri, assis près de la paillasse où je gisais.
— Nous essayons de t'enlever la Dent de Sorcier fichée dans ton épaule.
— Une dent ? dis-je, à demi assommé par la douleur.
— Une arme ihlinie.
Je me redressai en sursaut quand la douleur augmenta.
— Par les dieux, Ian, ne peux-tu utiliser la magie de la terre pour faire cela ?
— Impossible. C'est un artefact ihlini. Il faudra que la blessure guérisse toute seule.
Je serrai les dents si fort que j'eus l'impression qu'elles allaient se briser.
— Retirez cette chose, arrachez-la !
— Mon seigneur, nous essayons !
— Essayez encore !
La Dent avait allumé un incendie dans mon corps.
Ian me maintint fermement sur la couchette. Je sentis une douleur aiguë ; la chose sortit de ma chair.
— Voilà, dit une voix inconnue.
— Laissez saigner la blessure, ajouta une autre voix. Si la Dent était empoisonnée, le sang expulsera la substance.
— Et si elle n'était pas empoisonnée, il risque de saigner à mort. ( Ian n'avait jamais accordé beaucoup de confiance aux médecins homanans. ) Pansez la blessure, et laissez-le dormir.
Je dormis.
Quelque chose de léger tomba sur moi. Je m'éveillai. Ian était debout près de ma paillasse.
— La Dent, dit-il. Elle n'était pas empoisonnée. Tu as de la chance, rujho. Tu survivras.
A ce moment précis, je n'en avais pas l'impression.
— La Dent, marmonnai-je.
C'était un petit disque d'acier, parfaitement plat et coupant comme un rasoir. Il était gravé de runes.
Je grimaçai. Cette chose s'était plantée en moi comme si elle avait su que j'étais sa cible. Comme si elle était vivante.
Je la rendis à Ian pour qu'il s'en débarrasse.
Serri ?
Je suis là, lir. Tu vas guérir.
Je n’en doutais pas vraiment.
Je me tournai vers Ian.
— Combien de morts ?
— Dix Solindiens sur un détachement de douze. De notre côté, deux Homanans morts et deux blessés.
— Je me demande ce qu'ils ont l'intention d'accomplir ainsi... Nous n'avons jamais vu plus de vingt Solindiens à la fois.
— Et... si les forces de l'ennemi avaient été surestimées ? Si les rebelles étaient bien moins nombreux qu'on nous l'a dit ? Les renseignements que nous recevons ont peut-être été falsifiés ?
— Cela voudrait dire que les Ihlinis nous ont trompés. Qu'ils nous ont éloignés de leur véritable objectif. Hondarth ? Notre jehan y est. Des vaisseaux solindiens ont été repérés là-bas...
— Qui peut le dire ? Les nouvelles ne voyagent pas vite en temps de guerre. Et encore plus lentement en hiver.
— Serait-il possible que les Ihlinis manipulent les Solindiens ?
— J'en suis persuadé. Ce que j'ignore, c'est si Solinde a vraiment l'intention d'attaquer Homana.
— Ne faudrait-il pas prévenir notre jehan ?
— Je suis sûr qu'il le sait, dit Ian. Il a déjà combattu Solinde.
— Mais il était avec Karyon, à l'époque.
— On peut apprendre, Niall, comme il a appris, dit-il, devinant à demi-mot ce que je pensais. A se battre, à mener les hommes, à gouverner. En ce moment, tu es en formation.
Je fermai les yeux. Ian voulait dire que je serai bientôt à la tête de l'armée. Pour le moment, ce n'était pas le cas.
— Niall. Les dieux choisissent des hommes de valeur pour les tâches qu'ils leur assignent.
— Les dieux peuvent se tromper ; comme quand ils ont créé les Ihlinis.
— C'est vrai. Souvent, je me demande pourquoi.
Moi aussi...
Sayre, un des capitaines, avait combattu avec Karyon et mon père. Comme je m'entendais bien avec lui, nous discutions souvent stratégie.
— Vous avez peut-être raison, mon seigneur. Il serait dangereux de nous reposer sur nos lauriers, mais les troupes sont prêtes. Quand les Solindiens arriveront, nous les battrons.
— Nous sommes là depuis cinq semaines, capitaine. Nous n'avons vu personne. Mais si les Ihlinis attaquent...
Je me massai l'épaule gauche. La blessure avait guéri, mais elle était toujours sensible. Dans le froid mordant, elle me faisait mal en permanence.
— Qu'ils viennent ! Mes Homanans sont prêts.
Un instant plus tard, il se versa un verre de vin. Puis il se rassit et jura.
— Oui, vous avez peut-être raison. Quelle meilleure manière de décourager une armée que de la laisser ainsi dans l'expectative ? Mes Homanans sont courageux, mais ils n'ont combattu que des hommes. Que feront-ils, confrontés aux sorciers ihlinis ?
— Alors nous devrions partir à la recherche des rebelles solindiens, et mettre fin à cette guerre une fois pour toutes.
— Il vaudrait mieux les laisser venir ; ils connaissent le terrain, nous pas.
Je me levai. A l'entrée du pavillon, j'ouvris le rabat et je regardai dehors. La journée, froide et venteuse, était déprimante. Des nuages s'amoncelaient sur la plaine gelée.
— Je pense que les Solindiens ne viendront pas. Et que nous devrions aller à Lestra.
— Si nous passons l'hiver à Lestra, et non ici, nous laisserons libre passage à l'ennemi sur la frontière homanane, dit Sayre. A l'ennemi et aux hommes qui soutiennent le bâtard.
Je grinçai des dents. Sa réputation croissait de jour en jour. Nous perdions chaque soir un ou deux Homanans qui décidaient de changer d'allégeance. Les escarmouches que l'armée du bâtard menait contre les frontières solindiennes servaient surtout à renforcer sa position ; comble de malheur, ma réputation avait été ternie par le meurtre d'Elek.
— Quel intérêt auraient-ils à attaquer les frontières en hiver ? Je pense qu'ils nous gardent ici dans un but bien défini...
Dehors, j'entendis la voix de Ian. Il entra, accompagné d'un jeune homme enveloppé d'épaisses fourrures.
— Rujho... des messages de Mujhara.
— Mon seigneur, dit l'homme, voici pour vous.
Il me tendit un parchemin scellé dans un piteux état.
— Je ne peux rien lire ! Le papier est trempé, l'encre a coulé...
— Mon seigneur, dit le jeune homme, il a été difficile de vous joindre. Les Ihlinis ont incendié le pays.
— Incendié ? Soyez plus clair !
— Tout ce qui se trouvait entre ici et la frontière homanane a brûlé. Les gens sont morts, le gibier a disparu, les provisions sont détruites. Ils vous ont coupés d'Homana. Pour survivre, vous devez vous enfoncer davantage dans les terres.
Je regardai Ian.
— Maintenant, nous savons quel était leur plan.
Sayre jura.
— C'est une ruse connue. J'aurais dû deviner. J'aurais dû le savoir ! ragea-t-il.
— Vous avez pu passer, pourtant, dis-je au messager.
— J'étais seul. J'avais des provisions et du grain pour le cheval. Mais... toute une armée...
Je fis signe qu'on verse du vin au jeune homme.
— Le message vous a-t-il été aussi donné de vive voix ? demandai-je.
— Oui. Le général Rowan a dit que c'était plus sûr.
— Vous venez d'Hondarth ? fis-je, surpris. Mais le sceau était celui de la reine !
— Le général Rowan est à Homana-Mujhar, avec la reine. Il y a deux messages, mon seigneur, un du général, un de la reine.
— Celui de Rowan d'abord.
Le jeune homme se concentra pour se souvenir des mots exacts.
— Il y a la peste à Mujhara, dit-il. Elle se répand dans Homana.
— La peste !
— Elle tue un Homanan par famille, parfois plus. Ils tombent malades, mais la plupart se remettent, sauf les très vieux ou les très jeunes. Le problème, c'est les Cheysulis...
Il s'interrompit, mal à l'aise.
— Oui ? dis-je, avec une appréhension croissante.
— Sur cinq Cheysulis atteints, quatre meurent, mon seigneur. Et... c'est pareil pour les lirs.
— Ils sont touchés aussi ? demanda Ian.
— Oui. Et si le guerrier se remet, mais que son lir est mort...
— Tuez l'un, et vous tuez l'autre, murmura Ian.
— Cette peste est à Mujhara ?
— Oui, mon seigneur, et dans les Citadelles. Elle se répand dans tout le pays.
— Mes fils sont à Mujhara, dis-je d'une voix sans timbre.
— Et notre rujholla vit à la Citadelle... Sans parler des autres. Par les dieux, rujho, comment pouvons-nous rester ici ?
— Mon seigneur, il y a le message de la reine.
Je fis un signe de tête, inquiet pour mes enfants.
— Elle vous fait dire que la princesse attend un autre enfant. Dans moins de cinq mois, vous serez père de nouveau. Ru'shalla-tu.
Je le regardai de plus près.
— Vous êtes cheysuli ?
— Non, mon seigneur. Homanan. Mais j'ai jugé utile d'apprendre la langue de ceux qui gouvernent.
— Que les dieux soient remerciés pour la sagesse qu'ils nous inspirent, dis-je. ( Je me tournai vers Ian. ) Nous devons y aller, tu le sais.
— Oui. Mais tu as entendu comme moi : plus de gibier, plus de provisions, plus personne... Ce ne sera pas facile, rujho.
— Si nous n'essayons pas, nous ne connaîtrons plus jamais le repos.
— Je crois que j'aurais du mal à me reposer jusqu'à ce que nous soyons sûrs que tout le monde va bien.
Un autre enfant. Maintenant, trois seront en danger...
— Capitaine, nous partons pour Homana, Ian et moi. Il ne servirait à rien d'emmener quelqu'un d'autre. Sayre... Faites de votre mieux pour gagner cette guerre.
— Oui, mon seigneur. Bien entendu. O dieux, pensai-je. Mes enfants.
Les héritiers de la prophétie.